Le Capital de Marx…ça raconte quoi ?
Rob Grams
Le capital – dont nous parlons beaucoup à Frustration – n’a malheureusement pas de définition simple. En fait les différents tomes du Capital, une des œuvres majeures du penseur allemand Karl Marx (1818-1883), sont une tentative de définition de ce même capital, qui n’est pas un objet fixe mais un processus social. Cette énorme entreprise, que Marx n’aura jamais pu terminer (son fidèle acolyte Friedrich Engels s’est attelé à tenter de recomposer les livres II et III à partir de manuscrits), permet de comprendre que cet auteur, bien plus qu’un penseur du communisme comme on se l’imagine parfois, et sur lequel il aura finalement dit peu de choses ou assez abstraites, fut en fait un des penseurs majeurs du capitalisme, qu’il aura essayé de décortiquer sous tous les angles. Mais comprendre le fonctionnement du capitalisme pourrait bien donner envie d’en finir avec lui, si toutefois ce dernier ne s’effondre pas de lui-même du fait des contradictions qu’il ne cesse de générer et qu’il doit dépasser en permanence.Après une introduction à Marx à partir du livre d’Isabelle Garo (Marx, une critique de la philosophie) et sur l’organisation chez Marx (à partir de Sur le Parti Révolutionnaire aux Editions sociales), nous allons tenter de continuer à donner quelques billes de compréhension sur les travaux de Marx, à partir cette fois du Capital de Marx, et en particulier du livre 2, réédité l’année dernière, avec une nouvelle traduction par les Éditions sociales.
Quelques précautions de lecture toutefois: les thèses du Capital ont été discutées depuis plus d’un siècle et ont suscité des débats infinis. Le marxisme orthodoxe (une interprétation rigide de Marx) l’a mis à jour de multiples façons avec les changements historiques, tandis que le marxisme hétérodoxe ou des penseurs influencés par le marxisme l’ont questionné soit pour le dépasser soit pour le contester à certains égards (par exemple la critique de la valeur). Nous avons fait le choix de nous limiter à une lecture synthétique du texte, c’est-à-dire d’essayer de l’expliquer plutôt que de débattre de l’actualité de son contenu. Ensuite, notre article-recension ne prétend en aucun cas à l’exhaustivité d’un travail monstrueux, ni rendre compte de toute sa complexité – ces lectures nécessitent des connaissances solides en économie – il s’agit plus d’introduire certains concepts.
Le “secret” du capitalismeDans Le Livre I du Capital (1867), Marx s’intéresse à ce qui se passe à l’intérieur de la production. Il montre comment le capitaliste achète de la force de travail puis comment cette force de travail produit plus de valeur qu’elle ne coûte, et donc comment naît la plus-value (la “survaleur”). C’est ce que Marx appelle le “secret des “faiseurs de plus”” : le capitaliste paie le travailleur moins que ce que son travail vaut réellement. Exemple : le salarié est payé pour 4h de travail, mais en produit l’équivalent de 8h. Le capitaliste a intérêt à ce que le travailleur travaille toujours plus longtemps et/ou plus intensément pour une même rémunération.
- Dans Le Livre I du Capital (1867), Marx s’intéresse à ce qui se passe à l’intérieur de la production.
Par ailleurs ce salaire est du capital avancé et non un revenu, c’est-à-dire que pour le capitaliste il s’agit d’un argent investi pour être valorisé, ce n’est donc pas une dépense mais une avance de capital. Il paye avec de l’argent qui lui revient toujours dans le cycle et donc ne dépense rien réellement. En fait, pour le capitaliste, tout paiement effectué dans le processus de production est une avance (machines, matières premières, salaires…). Autrement dit, c’est le travailleur qui produit la marchandise qui, une fois vendue, permet au capitaliste de reconstituer le fonds avec lequel il paie le salaire, c’est le travailleur qui crée lui-même le capital qui sert à le payer. Cette boucle se perpétue : le salaire payé aujourd’hui est reproduit demain par le travailleur. Si le capitaliste peut continuer à “avancer” ce capital, c’est parce que le travailleur en assure la reproduction constante. La force de travail produit les moyens de son propre achat. Pour le capitaliste il s’agit en fait d’une appropriation gratuite de biens produits par d’autres.
Dans sa préface de la 1ere édition du Livre II du Capital (1885), Friedrich Engels convient que Marx n’a pas été le premier à identifier l’existence de la survaleur. C’est toutefois lui qui l’a théorisée systématiquement et en a fait le noyau de sa critique du capitalisme. Marx ne s’est pas contenté de décrire la survaleur, il a cherché à en comprendre les mécanismes et les conséquences. Il a renversé l’idée que les profits seraient le résultat d’un investissement productif en montrant que c’est cette survaleur qui est le fondement du profit capitaliste. Pour le dire simplement : le capitalisme repose sur l’extraction de la survaleur du travailleur, qui produit davantage de valeur que ce qu’il reçoit en salaire. C’est pour cette raison que, pour reprendre l’expression d’Engels, la théorie de la survaleur de Marx a “éclaté tel un coup de tonnerre dans un ciel serein, et ce dans tous les pays civilisés”.
- La force de travail produit les moyens de son propre achat. Pour le capitaliste il s’agit en fait d’une appropriation gratuite de biens produits par d’autres.
Adam Smith, un des fondateurs de l’économie politique moderne, avait lui aussi identifié que les travailleurs ajoutent une valeur au produit pour laquelle ils ne sont pas payés, mais il a toutefois également donné naissance, pour Marx, à un “dogme fantaisiste”, à “l’un des lieux communs les plus accrédités ou plutôt l’une des vérités éternelles de la prétendue science de l’économie politique” (Livre II, section III, chapitre 20) selon lequel la valeur du produit serait simplement la somme des salaires, des profits et des rentes. Cette vision masque l’aspect fondamental de l’exploitation capitaliste, qui repose sur la capacité des capitalistes à extraire une survaleur du travail des salariés. En d’autres termes, cette théorie tend à dissoudre les rapports de classe et à égaler le profit des capitalistes avec des « rendements naturels » ou des formes de rémunération équitables (comme les salaires). La critique est donc qu’une répartition simpliste de la valeur ignore le facteur plus profond de l’exploitation, et renforce une vision idéalisée de l’économie où les relations capitalistes sont masquées : “même les meilleurs économistes bourgeois ne comprennent absolument rien au mécanisme de leur système” (Livre II Section III, chapitre 21).
Ce sont ces manquements et ces inversions qui font que l’on entend encore aujourd’hui que ce serait les capitalistes qui créeraient la richesse, que ce serait non pas les travailleurs qui produiraient pour les capitalistes mais les capitalistes qui, par leur activité, entretiendraient les travailleurs. “Voilà le crétinisme bourgeois dans toute sa béatitude” !” nous dit Marx (en français), car c’est une inversion totale de la réalité du processus de production qui efface le fait que la richesse est produite par les travailleurs et qui occulte l’exploitation au cœur du capitalisme en réduisant la relation à un simple flux monétaire et en oubliant que les marchandises achetées par les travailleurs sont issues de leur propre travail.
La séparation des moyens de production d’avec les travailleurs : un processus historiqueLe marché du travail, le fait que l’acheteur (le capitaliste) et le vendeur (le travailleur) se rencontrent sur un marché, suppose qu’un rapport de classe est déjà présent, car l’un possède sa force de travail tandis que l’autre possède les moyens de production. C’est ce rapport qui permet au capitaliste d’exercer sa domination sur le travailleur. D’autant que le travailleur vit uniquement de sa force de travail. Cette vente est donc indispensable à sa survie, c’est elle qui lui permet de consommer les produits nécessaires à sa reproduction en tant que travailleur.
- Les moyens de production et la force de travail ne sont pas en eux-mêmes du capital. Ce sont des éléments qui deviennent du capital uniquement sous certaines conditions sociales et historiques.
Cela implique que la masse des travailleurs ne possède pas les moyens de production. Il ne s’agit pas d’un état de nature mais d’un processus historique que Marx a analysé (notamment dans le chapitre 24 du Livre I du Capital). Les moyens de production et la force de travail ne sont pas en eux-mêmes du capital. Ce sont des éléments qui deviennent du capital uniquement sous certaines conditions sociales et historiques. Ce phénomène résulte du développement historique du capitalisme et de la transformation des produits en marchandises, qui est elle-même liée à la séparation entre les travailleurs et leurs moyens de production. L’augmentation de l’approvisionnement en métaux précieux à partir du XVIe siècle a joué un rôle clé dans l’expansion du capitalisme, facilitant la circulation des marchandises et permettant à cette économie de se développer sur une plus grande échelle.
La production capitaliste ne se contente pas de reproduire cette séparation entre travailleurs et moyens de production mais l’élargit progressivement jusqu’à ce qu’elle devienne dominante. La classe des travailleurs salariés se reproduit, ce qui transforme l’immense majorité des producteurs en travailleurs salariés (chapitres 22 et 23 du livre I du Capital). Pour le fonctionnement du capitalisme, le capitaliste doit s’assurer que la force de travail est toujours disponible sur le marché, sous forme de marchandise, pour pouvoir l’acheter et l’intégrer à son processus de production.
- La production capitaliste ne se contente pas de reproduire cette séparation entre travailleurs et moyens de production mais l’élargit progressivement jusqu’à ce qu’elle devienne dominante.
Le capitaliste et le travailleur sont donc dans des positions très différentes. Le capitaliste n’est pas dans une situation de survie immédiate. Son objectif principal est la valorisation de son capital. Il cherche à maximiser la survaleur qu’il peut extraire des travailleurs, c’est-à-dire la différence entre ce qu’il paie aux travailleurs en salaire et la valeur qu’ils produisent.Tandis que le travailleur, en revanche, vit au jour le jour, ne possède pas de capital propre, et doit continuellement vendre sa force de travail, se vendre constamment comme marchandise, pour pouvoir acheter des biens de consommation et subsister.
Le capitalisme produit des marchandises“En fait, la production capitaliste est la production de marchandises en tant que forme générale de la production” (Livre II, chapitre 4)
Une condition fondamentale pour que le travail salarié devienne universel et pour que la production capitaliste fonctionne, c’est l’existence d’un système étendu de circulation des marchandises. Le capitalisme exige une production qui est principalement orientée vers la vente de biens. Les travailleurs doivent être capables d’acheter des moyens d’existence sous forme de marchandises. Il est donc indispensable qu’il y ait un haut degré de production de marchandises, et par conséquent, une division croissante du travail social.
- Le capitalisme exige une production qui est principalement orientée vers la vente de biens.
Cela est par exemple différent, comme le dit Marx, d’avec “les formes de production plus anciennes, qui, principalement orientées vers la satisfaction des besoins propres immédiats, ne transforment en marchandises que l’excédent du produit” (Livre II, Chapitre 1). Pour comparer un paysan traditionnel gardait une bonne partie de sa production, produisait lui-même ses outils, etc. tandis qu’un producteur capitaliste vend tout, et achète tout, même les semences. Tout passe par le marché.
Ce processus engendre une spécialisation croissante des producteurs, où chaque capitaliste produit un bien spécifique. Cette division du travail est une conséquence directe du développement de la production capitaliste, où chaque entreprise et chaque producteur devient plus spécialisé dans la création de marchandises.Il s’agit d’une logique cumulative. Marx le dit ainsi “sur la base de la production capitaliste, la marchandise devient la forme universelle du produit, et plus cette production se développe en volume et en profondeur, plus c’est le cas” (Livre II, section I, chapitre 6). La production capitaliste repose donc sur la division du travail, la transformation des biens en marchandises, et la vente de la force de travail.
La critique de la morale bourgeoiseMarx ironise sur les discours paternalistes des capitalistes et de la presse bourgeoise qui se plaignent que les ouvriers ne dépenseraient pas bien leur argent (alcool, loisirs etc), reprochent aux “démagogues” (syndicalistes et socialistes) de détourner le travailleur de ses vrais intérêts et prétendent que les longues heures de travail seraient moralement formatrices.
Ce genre de discours est encore très présent aujourd’hui, notamment autour d’une “valeur travail” abstraite (y compris à gauche…), dont on voit qu’elle n’a rien de marxiste, et qui semble dire au travailleur qu’il y aurait un intérêt en soi à être exploité par le capitaliste. Pour Marx il est clair que ce type “d’élévation morale” est un prétexte pour intensifier l’exploitation et non pour émanciper : le capitaliste veut que le travailleur soit sain, sobre et docile… pour mieux pouvoir l’épuiser.
Du processus de production au processus de circulationDans le Livre I, Marx se concentre donc sur comment le capital produit de la plus-value : le capitaliste achète de la force de travail et des moyens de production, les “met au travail” ce qui donne une marchandise contenant plus de valeur que l’investissement initial.
Mais ce n’est pas encore du profit “réalisé” car cette marchandise doit encore être vendue. Dans Le Livre II (1885, réédité en 2024 par les Editions sociales), Marx passe donc à l’étape suivante : comment le capital circule pour se retransformer en capital productif.
- Dans Le Livre II (1885, réédité en 2024 par les Editions sociales), Marx passe donc à l’étape suivante : comment le capital circule pour se retransformer en capital productif.
Le cycle du capital est en fait un va-et-vient permanent entre production et circulation : le capital, ce n’est pas juste de l’argent, ni une usine, ni un stock. C’est une valeur qui circule pour s’augmenter. C’est un processus d’achat (de moyens de production et de travail), de production, de vente (réalisation de la valeur), et de recommencement du cycle.
Si la marchandise ne se vend pas, ou se vend mal : la plus-value n’est pas réalisée et le capitaliste ne peut pas relancer un nouveau cycle. Donc la circulation n’est pas un détail, c’est un maillon fondamental du capitalisme. Sans elle, pas de valorisation.
- Le cycle du capital est en fait un va-et-vient permanent entre production et circulation
Toutefois Marx appelle à ne pas inverser les choses : “cela correspond (…) à l’horizon bourgeois (…) de ne pas voir dans le caractère du mode de production la base du mode de circulation qui lui correspond, mais l’inverse” (Livre II, chapitre 4). Ce n’est pas la circulation (l’échange, le commerce) qui explique la production mais bien la production qui détermine la circulation. Il explique qu’il s’agit d’une pure “représentation” : “on a la représentation ordinaire selon laquelle, puisque la survaleur n’est réalisée que par la vente du produit, par la circulation de celui-ci, elle ne trouverait sa source que dans cette vente, que dans cette circulation.” (Livre II, chapitre 10)
Sur ce point en particulier, Marx rejoint le courant d’économistes que l’on appelait “les physiocrates”. Eux limitaient la production de la survaleur à l’agriculture, mais avaient toutefois compris la logique du capitalisme comme un système de reproduction centré sur la production plutôt que sur la circulation. Marx s’appuie sur leur approche tout en la dépassant.
“La formule générale du capital”Même si la survaleur est produite dans l’usine, elle n’existe réellement pour le capitaliste que si la marchandise est vendue.
- Le but du capitaliste, ce n’est pas de produire des biens, mais d’augmenter son argent de départ.
Donc : le capital commence sous forme d’argent (A). Il est transformé en marchandises (M) par l’achat de travail et de moyens de production. Ces marchandises produites doivent être vendues pour redevenir de l’argent (A’), avec survaleur. C’est ce que Marx appelle : la formule générale du capital : A – M – A’. Le but du capitaliste, ce n’est pas de produire des biens, mais d’augmenter son argent de départ.
Les “métamorphoses” : les trois formes principales du capitalLe capital n’est pas une chose figée, mais un processus par lequel une valeur s’accroît en passant par différentes formes. C’est ce qu’il appelle ses “métamorphoses” : le capital change de forme pour pouvoir remplir différentes fonctions dans le cycle de production et de circulation.
- Le capital n’est pas une chose figée, mais un processus par lequel une valeur s’accroît en passant par différentes formes.
On peut distinguer : – la “forme-argent” (Geldform) : le capital est ici de l’argent disponible. Dans cette forme, il sert à acheter des moyens de production (machines, matières premières…) et de la force de travail (salaires) – la “forme productive” : l’argent a été transformé en éléments concrets de production. – la “forme-marchandise” (Warenform) : la marchandise produite devient le nouveau support de la valeur. Elle contient à la fois : la valeur des moyens de production consommés, la valeur du travail accompli et surtout, la survaleur.
Chaque forme accomplit une fonction particulière dans le cycle du capital : – Le capital-argent permet l’achat des éléments de production. C’est le capital sous forme d’argent prêt à être investi. – Le capital productif permet la création de plus-value, c’est la production – Le capital-marchandise permet la réalisation de la plus-value, par la vente. C’est lorsque la production a pris la forme de biens à vendre. Chacune est nécessaire à la reproduction du capital, elles sont donc complémentaires et interdépendantes.
- Chaque forme accomplit une fonction particulière dans le cycle du capital
Le capital est une valeur en mouvement qui se transforme d’argent en moyens de production + travail, puis en marchandise, puis de nouveau en argent (mais augmenté). C’est ça que Marx appelle le cycle du capital, et ces transformations sont ses “métamorphoses fonctionnelles”.
Le cycle du capital-argent : l’argent ne crée pas l’argent !Le capitaliste qui a de l’argent et qui veut le faire fructifier achète deux choses essentielles : des moyens de production (outils, matières premières, bâtiments…) et de la force de travail (les travailleurs).
- Le cycle du capital-argent masque l’origine de la survaleur, car il commence et finit par de l’argent, et fait disparaître la réalité de l’exploitation du travail entre les deux
En apparence, le cycle du capital-argent semble circulaire et « pur » : Argent → argent augmenté (A → A’). Cela donne l’illusion que le capital s’auto-valorise tout seul, comme par magie. Mais Marx dit clairement que c’est un leurre. Il faut briser cette illusion et regarder ce qui se passe réellement dans la production : ce n’est pas l’argent qui crée la plus-value. Ce sont les travailleurs, en transformant les moyens de production avec leur travail. Le cycle du capital-argent masque l’origine de la survaleur, car il commence et finit par de l’argent, et fait disparaître la réalité de l’exploitation du travail entre les deux. Il occulte le rôle central de la production (et donc du travail humain) dans la création de survaleur. Marx démonte cette illusion pour rappeler que le capital n’est pas un automate, mais un rapport social d’exploitation.
Le premier stade de ce cycle, celui de la transformation d’argent en marchandises (force de travail et moyens de production) présuppose que la structure de classe entre le capitaliste et le travailleur est déjà présente. Elle est une condition préalable pour que la production capitaliste puisse se déployer. C’est dans le troisième stade, celui où la marchandise est vendue pour être transformée en argent, que le rôle de la survaleur devient évident. La marchandise produite par l’utilisation de la force de travail contient une valeur plus grande que celle qu’elle coûtait à produire. Cette survaleur provient de l’exploitation du travailleur, qui produit plus de valeur que ce qui lui est payé. Lorsque la marchandise est retirée du marché, le capitaliste ne fait pas simplement une transaction où il échange des biens. Il retire une valeur qui a été augmentée, grâce à l’exploitation de la force de travail.
- Le premier stade de ce cycle, celui de la transformation d’argent en marchandises (force de travail et moyens de production) présuppose que la structure de classe entre le capitaliste et le travailleur est déjà présente
Le capital sous forme de marchandise joue un rôle crucial : il est non seulement un bien à vendre, mais il représente le fruit de l’exploitation du travail sous forme de survaleur. Le capitaliste, en vendant ces marchandises, réalise le processus de valorisation du capital, où la survaleur qu’il a obtenue par l’exploitation du travail salarié est réalisée en argent.
Ce que ce cycle permet donc de comprendre c’est la fonction du processus de production dans le système capitaliste. Il n’est qu’un maillon intermédiaire pour parvenir à la fin en soi du capitaliste : l’accumulation de valeur sous forme d’argent. Il ne s’agit pas de produire des biens pour leur utilité (leur “valeur d’usage”), pour la satisfaction des besoins humains, mais simplement pour les vendre et transformer la marchandise en argent, permettant ainsi au capitaliste d’accroître son capital. Le processus de production apparaît alors comme un moyen, un mal nécessaire, dans le but ultime de réaliser de l’argent. La valeur d’échange (et non la valeur d’usage) est ce qui détermine le processus. La valorisation du capital est une fin en soi, et la production elle-même est subordonnée à l’objectif d’enrichissement.
Le cycle du capital productif : là où la valeur se valorise réellementMarx pointe les erreurs d’analyse de l’économie classique (qu’il qualifie certaines fois d’ “économie vulgaire”) et notamment l’idée que les capitalistes produiraient pour échanger des marchandises entre elles. Il rappelle que dans le capitalisme, on ne produit pas pour consommer – on produit pour valoriser le capital. Ce que fait vraiment le capitaliste c’est transformer de l’argent en moyens de production et en force de travail (capital productif), non pas pour satisfaire des besoins, mais pour produire de la survaleur. Donc : ce n’est pas un simple échange, c’est une exploitation organisée.
- Dans le capitalisme, on ne produit pas pour consommer – on produit pour valoriser le capital.
Il s’oppose également à l’idée que toute offre créerait sa propre demande (la loi de Say) : il peut en réalité y avoir une surproduction, car la demande réelle dépend de la répartition des richesses : “le volume de la masse des marchandises générée par la production capitaliste est déterminé par l’échelle de cette production et par son besoin d’expansion constante, et non par un ensemble prédestiné de l’offre et de la demande de besoins à satisfaire” (Livre II du Capital, chapitre 2). Le capitalisme ne fonctionne pas pour “répondre aux besoins” mais pour croître. La production est le point de départ réel du capital industriel, le centre vital du capital. Comme nous l’avons dit, c’est ici que la valorisation a lieu (pas dans la circulation).
Même l’argent non investi immédiatement a une fonction dans le système capitaliste : il sert de réserve permettant de faire face aux décalages, imprévus ou déséquilibres dans la circulation des marchandises et de l’argent.
Raccourcir les temps mortsPlus le temps de production réel (où on travaille vraiment) se superpose au temps total (où les machines tournent, les stocks s’empilent…), plus le capital est rentable. D’où la tendance du capitalisme à raccourcir tout temps mort.
- Moins le capital passe de temps en circulation, plus il est rentable.
Moins le capital passe de temps en circulation, plus il est rentable. Pour le capitaliste l’idéal est donc de tendre vers un temps de circulation proche de zéro. La phase M-A (vendre) est la plus difficile, souvent la plus longue. Mais parfois les achats (A-M) prennent aussi du temps (par exemple : les moyens de production ne sont pas encore disponibles, il faut les importer, il y a des ruptures de stock ou des hausses de prix…). Il y a aussi un temps spatial : acheminer les marchandises, chercher les bons circuits. Enfin, les marchandises ont une durée de vie limitée. Si elles ne sont pas vendues à temps, elles périssent et perdent à la fois leur valeur d’usage et leur valeur-capital.
On touche là à une des multiples dimensions anti-écologiques du capitalisme, car plus une marchandise est périssable, plus elle doit être vendue vite, plus son marché est restreint, moins elle est compatible avec la logique capitaliste – sauf à développer toujours plus des transports ultra-rapides et très polluants.
Les coûts de la circulationCe que Marx appelle les “coûts de circulation”, ce sont des frais réels engagés pour vendre, stocker, transporter ou encore gérer la marchandise. Ils n’ajoutent pas de valeur à la marchandise, mais sont indispensables pour que la marchandise puisse atteindre le marché.
- Selon Marx seuls les travailleurs productifs – c’est-à-dire ceux qui participent directement à la production de biens destinés à être vendus et qui incorporent de la valeur nouvelle dans la marchandise – sont considérés comme créateurs de valeur
Même s’ils nécessitent du travail (commerçants, intermédiaires), ils ne créent pas de valeur. En effet selon Marx seuls les travailleurs productifs – c’est-à-dire ceux qui participent directement à la production de biens destinés à être vendus et qui incorporent de la valeur nouvelle dans la marchandise – sont considérés comme créateurs de valeur. Le commerçant, l’intermédiaire ou le banquier ne créent pas de valeur au sens strict : ils réalisent la valeur (en la faisant passer de sa forme-marchandise à sa forme-argent), mais ne produisent pas de nouvelle valeur. Leur activité est donc vue comme une consommation de valeur produite ailleurs, rémunérée sur la plus-value déjà extraite. À noter toutefois qu’il s’agit d’une des thèses de Marx les plus contestées, y compris par de nombreux marxistes.
Marx insiste ici sur ce qu’il considère comme une illusion : croire que la simple vente crée de la richesse. Or, la valeur a déjà été créée dans la sphère de la production. Vendre ne fait que réaliser cette valeur, pas l’augmenter. Marx l’exprime en ces termes “Une illusion s’introduit ici à cause de la fonction du capital commercial. Mais (…) ceci est d’emblée tout à fait clair : lorsque, du fait de la division du travail, une fonction qui est en soi et pour soi improductive, mais constitue un moment nécessaire de la production, est transformée, de la tâche secondaire de nombreuses personnes qu’elle était, en tâche exclusive de quelques-uns, en leur affaire particulière, alors cela ne transforme pas le caractère de la fonction elle-même.” (Livre II, chapitre 5) Pour le dire simplement ce n’est pas parce qu’un capitaliste confie cette tâche à des salariés que cela transforme la nature de ce travail. C’est une fonction improductive — même quand elle devient un métier à part entière. Il n’y a donc pas de magie : confier une tâche improductive à quelqu’un d’autre ne la rend pas productive.
- « Ceci est d’emblée tout à fait clair : lorsque, du fait de la division du travail, une fonction qui est en soi et pour soi improductive, mais constitue un moment nécessaire de la production, est transformée, de la tâche secondaire de nombreuses personnes qu’elle était, en tâche exclusive de quelques-uns, en leur affaire particulière, alors cela ne transforme pas le caractère de la fonction elle-même. » Karl Marx, Le Capital (Livre II, Chapitre 5, 1885, réédité aux Editions Sociales en 2024)
Précisons toutefois que dire qu’un salarié ne crée pas de valeur pour le capital ne signifie pas qu’il n’est pas exploité. Par exemple : un travailleur salarié (même bien payé ou en tout cas mieux que les autres) en charge d’acheter ou de vendre pour le capitaliste, pourra lui aussi travailler 10 heures et n’être payé que 8, ce qui permet au capitaliste non pas d’obtenir de la survaleur mais de faire baisser ses coûts de circulation.
La comptabilité quant à elle sert à suivre le mouvement du capital, à mesurer les flux, à planifier. Elle devient d’autant plus importante que la production est à grande échelle (capitalisme développé). Mais comme la vente, elle est improductive. Elle ne produit aucune valeur, même si elle exige du travail et des outils spécifiques (logiciels, registres, locaux…).Là aussi même si la division du travail autonomise cette fonction (la confie à des spécialistes), cela ne la rend pas productive pour autant. Ce qui n’est pas créateur de valeur avant spécialisation ne le devient pas après.
- Précisons toutefois que dire qu’un salarié ne crée pas de valeur pour le capital ne signifie pas qu’il n’est pas exploité.
Même chose pour les coûts d’entreposage – les marchandises nécessitent de l’espace, de l’entretien, des assurances – qui sont des dépenses réelles mais non productives. Le capitaliste peut, individuellement, tirer profit de ces activités mais au niveau du capital social global il s’agit bien de pertes nettes. Par exemple, des sociétés d’assurances répartissent les pertes entre capitalistes, mais ne les effacent pas.
Le stock de marchandises est nécessaire pour assurer la continuité du processus de reproduction. Il implique des dépenses de capital constant (bâtiments, dépôts, équipements…), le paiement de force de travail (pour entreposer, maintenir, protéger) et des pertes dues à la dégradation. Ce sont des activités qui mobilisent capital et travail en dehors de la production directe, et donc des frais, des coûts improductifs. Le stock de marchandises doit être constamment renouvelé, car il se dissipe au fur et à mesure qu’il entre dans la consommation. Cela garantit que la circulation des marchandises reste fluide et continue.
- Le stock de marchandises est nécessaire pour assurer la continuité du processus de reproduction.
Le transport constitue lui un cas particulier. Contrairement aux autres coûts de circulation, le transport est, pour Marx, une activité productive : même s’il fait partie de la circulation (il déplace des marchandises), il modifie matériellement la marchandise : il la rapproche du lieu où elle sera utilisée ou consommée. En ce sens, le transport ajoute de la valeur car il rend la marchandise utilisable dans un contexte donné. La part de valeur ajoutée par les coûts de transport est directement liée à la quantité et au poids de la marchandise. Plus une marchandise est volumineuse ou lourde, plus les coûts de transport vont peser sur son prix.
L’importance des temps de rotation et de circulationDans le livre I du Capital (chapitres 4 et 21), Marx défait une idée courante en expliquant que le capital est avancé et non pas dépensé. En effet, le capital ne disparaît pas dans le processus de production. Au contraire, il revient au capitaliste à la fin du cycle, sous une autre forme (argent + survaleur).
- Dans le livre I du Capital (chapitres 4 et 21), Marx défait une idée courante en expliquant que le capital est avancé et non pas dépensé.
La rotation du capital, c’est le cycle complet qu’un capital doit parcourir : il passe par la production (achat de machines, matières premières, force de travail + transformation en marchandise), puis par la circulation (vente de la marchandise sur le marché, récupération de l’argent), et ensuite, on recommence. Une « rotation » est un cycle complet de cet aller-retour.
Le temps de rotation c’est le temps total que met le capital à être utilisé dans la production, être transformé en marchandise, être vendu, puis redevenir de l’argent pour recommencer le cycle. Plus ce temps est court, plus le cycle peut être répété souvent, donc plus il est possible de faire de profit sur une même somme de départ. Autrement dit, ce temps de rotation influence directement la quantité de plus-value qu’un capitaliste peut réaliser en un an. Un capital qui tourne vite peut produire plus de survaleur qu’un capital qui reste bloqué longtemps dans les stocks ou dans les entrepôts. Au sein du temps de circulation (qui fait donc partie de ce temps de rotation) le facteur le plus décisif est le temps de vente : plus ce temps de vente est long, plus le temps de circulation s’allonge, plus la rotation du capital est ralentie.
- Un capital qui tourne vite peut produire plus de survaleur qu’un capital qui reste bloqué longtemps dans les stocks ou dans les entrepôts
Le temps de circulation a des effets sur la grandeur de l’avance en capital (Livre II, Section II, chapitre 15). Mais “le souvenir du temps de circulation disparaît des têtes vides des capitalistes, et se constitue la représentation confuse d’après laquelle le capital aurait fonctionné constamment dans le processus de production”. En fait les capitalistes et les économistes (“chez qui on ne trouve tout simplement rien de clair sur le mécanisme de la rotation”) ont l’illusion que le capital travaille en permanence dans la production (car ils voient la production tourner sans arrêt : des ouvriers au travail, des machines en marche, des marchandises qui sortent etc) alors qu’une seule partie est activement engagée à un instant donné pendant qu’une autre partie attend sous forme de marchandises pas encore vendues ou de liquidités. Le problème est qu’en oubliant cette “attente”, cette période “morte” masquée par le mouvement général de l’entreprise, on ne voit pas qu’il faut avancer plus de capital pour maintenir une production continue malgré les délais de circulation. “Dès lors que l’on manque cela, c’est tout simplement l’importance et le rôle du capital-argent qui sont manqués” précise Marx. Or ce capital-argent joue un rôle actif : il permet d’acheter la force de travail, de racheter des matières premières avant même d’avoir vendu ce qu’on a produit. Il sert donc à assurer la continuité malgré les interruptions imposées par la circulation. Ignorer ce rôle, c’est ignorer comment le capitalisme fonctionne réellement – notamment comment il peut tomber en crise si la circulation ralentit.
Dans le capitalisme, avoir du capital, ce n’est pas seulement produire des marchandises — c’est aussi immobiliser sans arrêt une grande quantité d’argent pour financer les décalages entre production et vente. Dans une société communiste, le capital-argent deviendrait obsolète : la société planifierait les ressources nécessaires (travail, moyens de production et d’existence) pour éviter des interruptions dans les différents secteurs. Dans une société capitaliste, au contraire, il peut y avoir des perturbations constantes dans l’économie, dues aux besoins de grandes quantités de capital pour faire avancer la production. La crise sur le marché de l’argent n’est pas simplement une perturbation financière, mais elle révèle des anomalies dans les processus de production et de reproduction des biens.
- “Le souvenir du temps de circulation disparaît des têtes vides des capitalistes, et se constitue la représentation confuse d’après laquelle le capital aurait fonctionné constamment dans le processus de production”. Karl Marx, Le Capital (Livre II, Section II, Chapitre 15, 1885, réédité aux Editions Sociales en 2024)
Il faut également noter que rotation du capital n’est pas synonyme de rotation de l’argent : Une rotation plus rapide de l’argent ne signifie pas nécessairement une rotation plus rapide du capital dans le processus de production. Ce processus de circulation plus rapide de l’argent est possible lorsque la masse des transactions augmente, mais cela ne reflète pas toujours une augmentation réelle des biens produits ou des échanges réels de marchandises.
Au moment où Marx écrit “l’unité de mesure naturelle” pour les rotations du capital est l’année. Il l’explique par le fait que le capitalisme ait d’abord émergé dans “la zone tempérée”, initialement en Europe de l’Ouest (Angleterre, France, Allemagne, Pays-Bas…) : à cette époque la production capitaliste était encore liée à ces rythmes naturels (initialement déterminée par la production agricole). Avec l’industrialisation avancée, la production en continu, la déconnexion vis-à-vis des saisons naturelles, les marchés mondiaux fonctionnant sans interruption, on assiste à des rotations de capital très rapides et l’année n’est plus forcément l’unité de mesure. Elles sont parfois mesurées par mois, par trimestre ou même par semaine.
Capital fixe ou circulant, capital variable ou constant : des distinctions fondamentalesLe capital fixe correspond à des moyens de production durables (machines, bâtiments, outils…). Ils restent dans la production pendant plusieurs cycles. Mais leur valeur, elle, s’use petit à petit et est transférée progressivement aux produits finis. Exemple : une machine qui dure 10 ans — chaque année, 1/10e de sa valeur est transféré dans les marchandises produites. Donc ce capital ne disparaît pas tout de suite, mais sa valeur circule lentement, au rythme de l’usure. Attention : un même objet, par exemple une machine, n’est pas “par nature” du capital fixe. Il devient capital fixe quand il est utilisé dans la production. Dans l’atelier du fabricant de machines, la machine est du capital-marchandise. Cette même machine achetée et utilisée par un capitaliste du textile devient du capital fixe. D’ailleurs sous le capitalisme, tous les produits arrivent d’abord sur le marché comme marchandise. Ils ne prennent leur rôle de moyens de production ou de moyens de consommation qu’après avoir été rachetés sur le marché. Ce capital fixe nécessite une maintenance ce qui génère du travail supplémentaire (nettoyage, réglages etc) pour maintenir les moyens de travail en état de fonctionner. Plus une machine vieillit, plus les réparations nécessaires augmentent en fréquence et en ampleur. D’une manière générale, un capital fixe est avancé pour une certaine durée, qui se base sur la durée de vie moyenne de celui-ci. Arrivé à échéance, il faut remplacer entièrement le moyen de travail – Marx donne l’exemple d’un cheval : on ne peut pas le réparer pièce par pièce, mais seulement le remplacer. Toutefois la concurrence oblige souvent les capitalistes à remplacer ces moyens de travail avant leur usure naturelle.
- Sous le capitalisme, tous les produits arrivent d’abord sur le marché comme marchandise. Ils ne prennent leur rôle de moyens de production ou de moyens de consommation qu’après avoir été rachetés sur le marché.
Le capital circulant est lui consommé entièrement à chaque cycle de production. Il comprend : les matières premières et auxiliaires (bois, farine, métal, le charbon brûlé pour alimenter une machine, le gaz utilisé pour éclairer une usine…), et la force de travail (les salarié·es c’est-à-dire le travail humain vendu temporairement). Sa valeur est transmise entièrement et immédiatement au produit. Et il doit donc être renouvelé à chaque cycle. Exemple : le blé utilisé pour faire du pain est entièrement intégré dans le produit final ; il doit être racheté à chaque fournée.
Marx voit ici une erreur dans la conception d’Adam Smith, un des fondateurs de l’économie politique moderne : penser que capital fixe et capital circulant seraient des qualités attachées aux choses elles mêmes (“concevoir les caractères du capital fixe et capital circulant comme des caractères qui échoient aux choses”, Livre II chapitre 10) là où Marx montrait (dès le chapitre V du Livre I) qu’une même chose peut tour à tour être moyen de travail, matière première ou produit, selon le rôle qu’elle joue dans la production.
- Marx montrait (dès le chapitre V du Livre I) qu’une même chose peut tour à tour être moyen de travail, matière première ou produit, selon le rôle qu’elle joue dans la production.
À noter donc que l’opposition entre capital fixe et circulant ne concerne que les éléments du capital productif. À côté de cela : le capital-marchandise et le capital-argent n’entrent pas dans cette opposition.
Il faut ensuite distinguer capital constant et capital variable. Le capital constant (machines, matières premières) ne crée pas de valeur : il fait juste passer sa propre valeur dans le produit. Le capital variable (force de travail), lui seul crée de la valeur nouvelle, et donc de la survaleur. Le capital variable est toujours circulant, car la force de travail doit être payée et rachetée à chaque cycle tandis que le capital constant peut être fixe ou circulant, selon qu’il s’use lentement (machines) ou qu’il soit immédiatement consommé (matières premières).
Pour l’économie classique, de David Ricardo, la seule distinction vraiment importante entre les différentes formes de capital est celle entre capital fixe (machines, bâtiments, outils…) et capital circulant (matières premières, salaires…). Sans rejeter cette distinction, Marx démontre qu’il ne faut pas occulter d’autres distinctions cruciales, et notamment celle entre capital constant et capital variable, qui est, selon lui, la clé de l’analyse de l’exploitation. La vision de Ricardo oublie le rôle spécifique de la force de travail qui produit de la survaleur. Elle ne distingue pas ce qui transfère de la valeur (le capital constant) de ce qui en crée (le capital variable).
- La vision de Ricardo oublie le rôle spécifique de la force de travail qui produit de la survaleur. Elle ne distingue pas ce qui transfère de la valeur (le capital constant) de ce qui en crée (le capital variable).
Pour le dire plus simplement, pour Marx, du point de vue de la production, il faut distinguer capital constant (machines, matières premières) et capital variable (force de travail). Du point de vue de la circulation, on distingue capital fixe (machines, usines — dont la valeur est transférée peu à peu) et capital circulant (matières premières, salaires — dont la valeur est transférée d’un coup). Les économistes classiques, comme Adam Smith et Ricardo, ont confondu ces deux distinctions (capital fixe/circulant ≠ constant/variable), ce qui les a empêchés de comprendre l’origine réelle du profit : l’exploitation de la force de travail. Marx l’exprime ainsi : “L’économie politique bourgeoise, tel un perroquet, a maintenu instinctivement et répété sans critique pendant un siècle, de génération en génération, la confusion d’A. Smith entre les catégories de « capital constant et capital variable » d’une part et les catégories de « capital fixe et capital circulant » d’autre part. La part de capital dépensée en salaires ne se distingue plus chez lui de la part de capital dépensée en matières premières. (…) Par là on balaie d’un revers de main la base d’une compréhension du mouvement effectif de la production capitaliste et, partant, de l’exploitation capitaliste.” (Livre II, section II, chapitre 11)
La “reproduction élargie”Marx distingue deux types de reproduction du capital selon ce que devient la survaleur produite à l’issue du cycle.
- Dans la réalité du capitalisme, la pression à l’accumulation est structurelle.
Tout d’abord la “reproduction simple” : c’est lorsque la survaleur est entièrement consommée par les capitalistes. Dans ce cas le système tourne à l’identique, sans croissance, sans accumulation, avec une simple perpétuation du cycle. Le capital engagé pour produire sur une année est exactement reconstitué pour l’année suivante. Ce que Marx démontre ici c’est qu’il s’agit d’un cas théorique : dans la réalité du capitalisme, la pression à l’accumulation est structurelle.
La réalité est donc celle d’une “reproduction élargie” : c’est lorsque tout ou partie de la survaleur est réinvestie dans la production avec l’achat de force de travail et de moyens de production supplémentaires. Cette reproduction élargie peut se faire sous la forme d’une extension (par exemple : ajouter de nouvelles fabriques ou usines à celles qui existent déjà) ou d’une expansion intensive (par exemple augmenter la production dans les usines existantes en exploitant plus intensivement les travailleurs, par l’allongement du temps de travail ou une utilisation plus intensive des équipements). Ainsi le capital s’accroît, le cycle s’élargit et le capitalisme s’étend. C’est la forme caractéristique du capitalisme industriel qui vise à augmenter le capital global et à conquérir de nouveaux marchés. L’accumulation du capital n’est donc pas un simple processus de conservation de la richesse déjà existante, mais un processus d’expansion continue où le capital se reproduit et se développe à chaque cycle de production, grâce au réinvestissement de la survaleur (le profit non payé au travailleur).
La réalité est donc celle d’une “reproduction élargie” : c’est lorsque tout ou partie de la survaleur est réinvestie dans la production avec l’achat de force de travail et de moyens de production supplémentaires. Cette reproduction élargie peut se faire sous la forme d’une extension (par exemple : ajouter de nouvelles fabriques ou usines à celles qui existent déjà) ou d’une expansion intensive (par exemple augmenter la production dans les usines existantes en exploitant plus intensivement les travailleurs, par l’allongement du temps de travail ou une utilisation plus intensive des équipements). Ainsi le capital s’accroît, le cycle s’élargit et le capitalisme s’étend. C’est la forme caractéristique du capitalisme industriel qui vise à augmenter le capital global et à conquérir de nouveaux marchés. L’accumulation du capital n’est donc pas un simple processus de conservation de la richesse déjà existante, mais un processus d’expansion continue où le capital se reproduit et se développe à chaque cycle de production, grâce au réinvestissement de la survaleur (le profit non payé au travailleur).
- L’accumulation du capital n’est donc pas un simple processus de conservation de la richesse déjà existante, mais un processus d’expansion continue où le capital se reproduit et se développe à chaque cycle de production, grâce au réinvestissement de la survaleur (le profit non payé au travailleur).
C’est cette distinction qui permet à Marx de penser le moteur de l’accumulation capitaliste, les impératifs de croissance des capitalistes ainsi que les crises de surproduction qui adviennent lorsque toute la survaleur ne peut pas être écoulée (c’est-à-dire vendue ou transformée en capital) ce qui fait que le cycle se bloque.
Ce que montre Marx c’est que si l’accumulation du capital (produire toujours plus, à une plus grande échelle) commence comme un objectif personnel du capitaliste, un moyen pour lui de s’enrichir, ce moyen devient petit à petit une obligation : s’il ne grossit pas, il se retrouve dépassé par ses concurrents. Il doit accumuler plus de capital s’il veut simplement garder celui qu’il a déjà : “Cette accumulation (…) devient (…) en se développant, une nécessité pour chaque capitaliste individuel. L’augmentation continuelle de son capital devient condition de la conservation de ce capital” (Le Capital, Livre II, Section I, chapitre 2)
- “Cette accumulation (…) devient (…) en se développant, une nécessité pour chaque capitaliste individuel. L’augmentation continuelle de son capital devient condition de la conservation de ce capital” Karl Marx, Le Capital (Livre II, Section I, chapitre 2, 1885, réédité aux Editions Sociales en 2024)
Toutefois le capital ne peut pas se reproduire de manière élargie sans une cohérence macroéconomique. Marx distingue en effet deux secteurs dans l’économie capitaliste : le secteur I qui produit les moyens de production (machines, outils, matières premières), bref qui produit ce qui sert à produire, et le secteur II qui produit les moyens de consommation (nourriture, vêtements, logements etc), c’est-à-dire ce qui sert à consommer. La coexistence de ces secteurs implique des équilibres : le secteur de la consommation (II) doit pouvoir acheter les moyens de production du premier secteur, tandis que ce dernier doit pouvoir acheter les biens de consommation du secteur II pour nourrir et faire vivre ses travailleurs (dans ce secteur les travailleurs achètent, avec leurs salaires, une partie du produit qu’ils ont eux-mêmes contribué à produire…). Si tel n’est pas le cas une partie des marchandises ne se vend pas, le capital ne peut pas être réalisé et la production s’arrête ce qui déclenche une crise. Ce qu’anticipe ici Marx, ce sont des formes de crise systémiques liées à des déséquilibres structurels entre ces deux secteurs.
Pour le dire autrement, l’élargissement du capital suppose des rééquilibrages et des ajustements structurels permanents. Le secteur des moyens de production doit croître vite pour fournir les nouveaux moyens de production nécessaires aux deux secteurs. Il faut que la force de travail disponible suive, d’où une tendance historique du capitalisme à l’accroissement de la population laborieuse et à l’intensification de son exploitation.
- L’élargissement du capital suppose des rééquilibrages et des ajustements structurels permanents.
Cette accumulation est le moteur interne du capitalisme, et c’est aussi ce qui, selon Marx, est la source de ses crises (déséquilibres croissants entre production et consommation, suraccumulation etc).
Crises et “manque de consommation” : une fausse explicationMarx dénonce l’idée selon laquelle les crises économiques seraient dues à un manque de consommation solvable, notamment de la classe ouvrière. Certains affirmaient que si on augmentait les salaires, on éviterait les crises. Marx répond : “il n’y a qu’à faire remarquer ceci : les crises sont à chaque fois préparées précisément par une période où le salaire augmente de façon généralisée et où la classe ouvrière reçoit réellement une part plus grande de la partie du produit annuel destinée à la consommation (…) Il semble donc que la production capitaliste comprend en elle des conditions qui (…) ne tolèrent la prospérité relative de la classe ouvrière que momentanément et ne la tolère jamais que comme le pétrel-tempête annonciateur d’une crise” (Livre II, section III, chapitre 20).
- « Il semble donc que la production capitaliste comprend en elle des conditions qui (…) ne tolèrent la prospérité relative de la classe ouvrière que momentanément et ne la tolère jamais que comme le pétrel-tempête annonciateur d’une crise” Karl Marx, Le Capital (Livre II, Section III, Chapitre 20, 1885, réédité en 2024 aux Editions Sociales)
Ce que Marx explique ici c’est que le capitalisme ne peut tolérer durablement une amélioration substantielle des conditions de vie des travailleurs car cette amélioration temporaire alimente la crise, puisque le système est fondé sur la recherche illimitée de profit et non pas sur l’équilibre entre la production et la consommation.
Cela pose une question politique de fond à la gauche : le projet est-il de mieux répartir dans un cadre capitaliste (ce que propose par exemple le keynésianisme), ou de dépasser le cadre lui-même (marxisme révolutionnaire) ?
Le rôle du crédit et du capital argentPour Marx, l’argent n’est pas seulement un moyen de circulation, mais devient aussi une forme de capital permettant la répétition du processus productif et l’accumulation du capital. En effet, le capital-argent est le point de départ et le moteur constant du processus capitaliste. Toute production capitaliste commence avec de l’argent : il faut acheter du travail, des matières premières, des machines. Ce capital-argent revient sans cesse dans le cycle, à chaque rotation. Cela signifie aussi qu’une partie de la valeur produite doit régulièrement être retirée de la circulation sous forme d’argent thésaurisé (mis en réserve) pour former un nouveau capital-argent (pour financer l’extension future du capital productif et maintenir la valeur du capital fixe).
- Pour Marx, l’argent n’est pas seulement un moyen de circulation, mais devient aussi une forme de capital permettant la répétition du processus productif et l’accumulation du capital.
Mais l’échelle de la production ne dépend pas directement du montant du capital-argent : même si l’argent est nécessaire, ce n’est pas la quantité d’argent en soi qui fixe les limites absolues de la production. Pourquoi ? Parce que la même quantité d’argent peut permettre une production plus intense : avec une plus grande exploitation des travailleurs (travail plus long ou plus intense pour le même salaire), avec une plus grande exploitation des ressources naturelles, une utilisation prolongée ou intensifier des machines sans les remplacer, avec des améliorations scientifiques gratuites qui augmentent la productivité sans coûts pour le capitaliste…
Si on accélère la rotation, on peut faire tourner la même production avec moins d’argent (puisqu’il revient plus vite), ou faire plus de production avec la même somme d’argent. Mais dans certains cas, l’avance d’argent devient un frein. Pour certaines productions longues (infrastructures, navires, etc.), il faut beaucoup d’argent pendant longtemps avant que la production ne rapporte.
- Si on accélère la rotation, on peut faire tourner la même production avec moins d’argent (puisqu’il revient plus vite), ou faire plus de production avec la même somme d’argent.
Le système du crédit brise cette limite – mais crée aussi des fragilités. L’argent tiré de la survaleur peut être stocké sous forme de capital-argent, prêt à être utilisé plus tard. Ce capital-argent peut être prêté à d’autres capitalistes, et il génère des intérêts, ce qui permet à l’argent de fonctionner comme un capital distinct du capital productif. Ainsi, le capitaliste qui ne peut pas réinvestir immédiatement tout son capital-argent dans sa propre activité peut le prêter à d’autres, ce qui lui permet de continuer à en tirer profit. Grâce au crédit et aux sociétés par actions, les capitalistes peuvent donc se regrouper pour avancer ensemble le capital nécessaire et financer l’expansion de la production. Cependant, cela introduit une vulnérabilité : les crises du marché de l’argent (ex : pénurie de liquidités) peuvent bloquer toute la chaîne. En effet le “capital fictif” (crédit) peut devancer la production réelle, ouvrant la voie à des déséquilibres ou crises.
Marx cite William Thompson (un économiste irlandais du XVIIIe siècle qui l’a beaucoup influencé) qui fait remarquer que la majeure partie de la richesse accumulée n’est même pas constituée d’objets matériels, mais de titres juridiques (par exemple, des actions, des créances) qui représentent des prétentions sur les forces productives futures. Ces titres sont créés par le système financier et perpétués par des mécanismes économiques et juridiques. Ceux qui possèdent ces titres (les capitalistes) ont un pouvoir énorme sur les forces productives de la société, car ils contrôlent les moyens de production et les ressources nécessaires au travail.
L’impact écologique du capitalismeComme le rappellent Alix Bouffard, Alexandre Feron et Guillaume Fondu en introduction de la réédition du livre II du Capital, celui-ci est parfois utilisé pour des interprétations écologiques du capitalisme.
- La logique capitaliste a profondément modifié les grands équilibres de la planète.
En effet, la logique capitaliste a profondément modifié les grands équilibres de la planète. Cela s’explique par sa quête incessante d’extension et de profit qui entraîne une exploitation sans fin des ressources naturelles, une industrialisation permanente et la mondialisation des marchés. Nous serions même passés à l’ère du “capitalocène” c’est-à-dire une phase de l’histoire où le capitalisme détermine les grandes dynamiques sociales, économiques et environnementales à l’échelle mondiale.
**À l’occasion de nouvelles traductions, j’ai voulu, avec cet article, proposer quelques clés de lecture du Livre I et II du Capital. Car ce livre n’est pas qu’un vieux traité poussiéreux, il permet de comprendre certains fonctionnements au cœur du capitalisme, le système qui façonne encore la société d’aujourd’hui et où le travail crée de la valeur que d’autres s’approprient. Alors que le livre I se concentre plutôt sur la sphère de la production, le livre II s’intéresse lui à la circulation. Marx montre que le capital est un processus dynamique fait de métamorphoses successives : argent, production, marchandise, puis à nouveau argent augmenté. La circulation n’est pas un simple à-côté mais une condition essentielle pour réaliser la survaleur, bien que ce soit toujours la production — et l’exploitation du travail — qui en soit la source. Cette circulation (vente, transport, stockage, comptabilité…) ne crée pas, selon lui et depuis son époque, de valeur : elle engendre des coûts indispensables mais improductifs (sauf pour le transport qui modifie matériellement la marchandise). La vitesse de rotation du capital — c’est-à-dire le temps nécessaire pour transformer l’investissement en argent via la production et la vente — détermine fortement la capacité du capitaliste à générer de la plus-value et révèle l’importance du capital-argent dans la dynamique capitaliste. Marx distingue la « reproduction simple », où la survaleur est entièrement consommée sans croissance, et la « reproduction élargie », où elle est réinvestie pour augmenter la production, entraînant une expansion continue du capital. Ce processus d’accumulation, bien que d’abord motivé par les intérêts individuels des capitalistes, devient une nécessité systémique et conduit à des crises lorsqu’il existe des déséquilibres entre les secteurs de production et de consommation. Par ailleurs, le crédit et le capital argent, tout en permettant d’accélérer l’accumulation, créent aussi des fragilités, tandis que le capitalisme modifie profondément les équilibres environnementaux à une échelle mondiale. Bien que beaucoup de ces thèses ont été largement discutées et débattues par la suite à l’intérieur du champ intellectuel anticapitaliste, en particulier la théorie de la valeur de Marx, Le Capital continue d’offrir des clés essentielles pour comprendre les rouages du capitalisme à savoir l’exploitation du travail, l’accumulation infinie et les crises. **
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