Histoire, morale et politique
Quelques méditations intempestivespar Denis COLLIN
Les rapports entre histoire et morale sont complexes et confus et de cette confusion naissent toutes sortes de discours propagandistes qui visent à nous inciter à soutenir un camp ou un autre dans les affrontements dont est tissé le récit historique. L’histoire récente est évidemment surchargée d’enjeux politiques. Impossible de parler du conflit en Ukraine sans remonter 40 ans ou même plus de cent ans en arrière. Comment parler sérieusement du conflit israélo-arabe sans revenir à 1948 ou à la déclaration Balfour. Et ainsi de suite. Nietzsche parle ainsi de l’histoire : « L’homme, par contre, s’arc-boute contre le poids toujours plus lourd du passé. Ce poids l’accable ou l’incline sur le côté, il alourdit son pas, tel un invisible et obscur fardeau. » L’histoire est bien ce lourd fardeau du passé dont on voudrait se débarrasser.Les rapports entre histoire et morale sont complexes et confus et de cette confusion naissent toutes sortes de discours propagandistes qui visent à nous inciter à soutenir un camp ou un autre dans les affrontements dont est tissé le récit historique. L’histoire récente est évidemment surchargée d’enjeux politiques. Impossible de parler du conflit en Ukraine sans remonter 40 ans ou même plus de cent ans en arrière. Comment parler sérieusement du conflit israélo-arabe sans revenir à 1948 ou à la déclaration Balfour. Et ainsi de suite. Nietzsche parle ainsi de l’histoire : « L’homme, par contre, s’arc-boute contre le poids toujours plus lourd du passé. Ce poids l’accable ou l’incline sur le côté, il alourdit son pas, tel un invisible et obscur fardeau. » L’histoire est bien ce lourd fardeau du passé dont on voudrait se débarrasser.
S’il s’agissait simplement de connaître la réalité du passé et d’essayer de la comprendre, comme sont censés le faire les historiens, les problèmes pourraient être assez facilement circonscrits. En tout cas, ce sont des problèmes largement débattus par les théoriciens de l’histoire. Où les choses deviennent difficiles, c’est quand on prétend tirer des leçons de l’histoire ou quand on appuie des jugements politiques ou moraux sur l’histoire.
La première difficulté tient au choix du pas de temps. Suivant la date initiale choisie, l’histoire livre un paysage bien différent. Le conflit en Ukraine ne commence pas en 2022 et la colonisation de l’Algérie ne date pas de 1830. Les vieilles nations ont eu le temps de consolider leur propre histoire — roman national, dit-on aujourd’hui. Ce n’est pas le cas des nations jeunes, dont la légitimité est plus incertaine. Généralement, le passé n’est utilisé qu’à titre de justification. On l’interprète et on le réinterprète à sa guise. Le modèle de l’État-nation qui se fait lui-même, appuyé sur les aspirations du peuple, est un modèle théorique qui ne convient pas pour la très grande majorité des États dans le monde. Mais tout le monde à des tas de cadavres dans les placards, des cadavres dont on a jugé bon de taire le sort. Toutes les grandes nations et les grands empires ont été des oppresseurs et des exploiteurs, à des degrés divers et avec des effets variables, mais ils ne peuvent pas échapper au jugement de ceux qui font de l’histoire un tribunal. Par exemple, quand on fait commencer la colonisation de l’Algérie en 1830, on commet évidemment une falsification. Les Romains ont battu les Numides, les Arabes se sont emparés des territoires romains, les Turcs se sont emparés des royaumes arabes et finalement les Français sont arrivés, pour une brève période au regard des temps longs de l’histoire. Les horreurs de la colonisation française (déjà dénoncées par Tocqueville, pourtant partisan de la colonisation) ont fait oublier les horreurs de la traite négrière, des marchés aux esclaves, des razzias sur les côtes méditerranéennes pour alimenter la traite des blanches et l’esclavage des blancs préalablement castrés, comme ont été castrés des dizaines de millions d’Africains noirs, dont la grande majorité n’a pas survécu à ce traitement de choc des adeptes d’un dieu clément et miséricordieux.
L’histoire est fort précieuse pour apprendre à réfléchir, pour essayer de mieux connaître les autres peuples, pour prendre des leçons de psychologie et pour tirer quelques leçons très générales et peu opératoires. Mais surtout ne pas en faire une justification de l’action présente. Le passé est passé et il faut laisser les morts enterrer les morts.La seconde difficulté tient au fait que l’on place tout un pathos moralisateur sur l’étude de faits et cela peut être utile pour exalter des partisans, mais peu pertinent pour comprendre. Le pathos moralisateur est d’autant plus malvenu qu’il n’y a pas de « bons » en politique. La politique attire les violents, les gens avides de pouvoir, les maniaques de la domination et la manipulation des autres. Machiavel résume le problème, à propos des moyens qui permettent de conquérir et de garder le pouvoir : « Ce sont là des moyens très cruels et contraires à toutes les règles de vie, non seulement chrétiennes, mais humaines ; tout homme doit les fuir et préférer la condition de simple particulier à celle de roi, au prix de la destruction de tant d’hommes. Néanmoins quiconque a écarté la voie du bien, doit suivre celle du mal pour se maintenir. Mais la plupart des hommes choisissent certaines voies moyennes qui sont les pires de toutes, parce qu’ils ne savent pas être ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants… » [Discours sur la Première décade de Tite-Live] C’est le même Machiavel qui soutient qu’en politique on n’a presque jamais le choix entre le bien et le mal, mais seulement entre un plus grand mal et un moindre mal. À quoi il faut ajouter, avec Hannah Arendt, que le moindre mal est toujours un mal ! Ce que l’on oublie trop vite.
Les critiques de Jankélévitch contre les puristes sont justifiées. Il faut parfois être méchant avec les méchants. Ne pas rendre le mal qu’on vous fait et suivre les préceptes du Sermon sur la montagne est sans doute un idéal sublime… qu’on laissera aux saints. Quand on se saisit d’un meurtrier, on exerce sur lui une violence légitime, qui pourrait le contester ? On a donc le droit d’employer la contrainte et la violence pour protéger la paix et la liberté des citoyens. Mais quand on se place dans le cadre d’un État, il existe un droit qui définit les conditions, les limites et les personnes habilitées à user de la force. Quand l’État n’existe plus, quand le droit a disparu et c’est le cas dans la guerre, il n’y a plus de moyens de définir le juste et l’injuste et c’est pourquoi Kant a raison de dire qu’il n’y a pas de guerre juste. On peut être contraint à la guerre, mais il est inutile d’habiller cette situation regrettable avec les beaux habits de la vertu. On doit parfois se salir les mains, mais ne jamais oublier qu’on a les mains sales et qu’il faut les laver pur revenir au cours ordinaire des choses. Le plus grave est que l’habitude d’user de la violence, même pour de bonnes raisons a tôt fait pénétrer le mal dans l’âme de ceux qui en usent. Dans le service d’ordre de n’importe quelle organisation politique pacifique, on reconnaît vite les graines de la tyrannie. Si la vertu est une disposition à bien faire acquise par habitude, selon la définition d’Aristote, il en va de même pour le vice. Il faut voir, revoir et encore méditer l’admirable film de Jean-Pierre Melville, L’armée des ombres, qui pose dans toute la difficulté tragique les problèmes éthiques de la guerre, de la paix et de la résistance au mal.
Le gros problème du réalisme n’est pas qu’il soit réaliste — les leçons de réalisme de Machiavel sont irremplaçables pour cesser de prendre des vessies pour des lanternes — mais qu’il nous habitue à accepter le mal, par résignation et par un plaisir secret. Entre le simple réaliste et le cynique, la distance est parfois bien mince. L’histoire nous apprend à être réalistes. Elle nous apprend comment les plus belles intentions morales ont couvert les plus grandes ignominies : la colonisation devait apporter aux peuples colonisés les idéaux et les valeurs des Lumières, rien de moins ! Il arrive aussi, ruse de l’histoire, que le mal produise le bien à son insu. Les guerres napoléoniennes ont propagé dans toute l’Europe l’idéal de la nation, le Code civil et sapé toutes les monarchies vermoulues. Mais cela ne pouvait justifier les guerres de conquête et on devrait s’en tenir à la doctrine de Rousseau qui ne tolère que les guerres défensives, conduites par le peuple en armes.
L’histoire est encore très largement l’histoire des guerres, guerres entre les peuples, entre les monarques ou guerres civiles, mais l’impératif moral qui devrait s’imposer à tous est celui de la paix. Les Romains justifiaient leurs conquêtes au nom de la pax romana qui fut tout de même une certaine réalité sur des périodes assez longues et sur des aires géographiques assez étendues. Ce sont les Romains qui ont avancé la notion de jus gentium, c’est-à-dire du droit des peuples, même si ce droit reste d’une portée très limitée. Le droit international issu du traité de Westphalie vise à établir un équilibre pacifique entre les nations, mais ce « concert des nations » fut assez inefficace. Le projet de paix perpétuelle de Kant qui s’incarna dans la « Société des Nations » puis dans l’ONU constitue un pas supplémentaire vers la définition d’un jus gentium pacifique. Mais il n’y a toujours aucune autorité supérieure qui pourrait garantir cet ordre contre les fauteurs de guerre.
Dans l’ordre international, c’est triste à dire, la loi du plus fort est la seule règle constante. Les traités de paix consolident les résultats de la guerre. Le droit international est dit par les plus forts et si d’aventure on leur fait observer qu’ils n’ont pas le « droit » de faire ceci ou cela, les puissants n’en ont cure, ils agissent au mépris des règles de droit. Les exemples récents de la guerre du Kosovo et de ses célèbres bombardements humanitaires (1998-1999), de la deuxième guerre du Golfe (2003), et bien d’autres témoignent de la « flexibilité » de ce droit international. Faut-il renoncer et accepter cet état de fait à la manière des réalistes ? Sans doute pas. Mais on devrait se reporter à la première condition posée par Kant, à savoir la constitution républicaine des États. Pour Kant, un peu optimiste, comme dans une république la décision ultime appartient au peuple et que c’est le peuple qui paie les frais de la guerre, il sera plus enclin à rechercher la paix. Mais cet argument ne vaut vraiment que dans les pays de taille modeste, les peuples des grandes puissances pouvant trouver intérêt à la guerre. Par ailleurs, les guerres extérieures sont des moyens classiques pour détourner les peuples des revendications sociales : la colonisation, par exemple, était clairement conçue un exutoire aux crises sociales engendrées par le développement du capitalisme.
En tout cas, ce qui doit rester notre guide constant est la recherche de la paix. C’est la seule politique morale. Il faut refuser toute guerre autre que défensive, refuser tout ce qui rendrait une paix ultérieure impossible et notamment tout ce qui permet aux tyrans d’obtenir que leur peuple fasse bloc derrière eux parce qu’ils n’ont pas le choix, refuser toute politique de l’accumulation de puissance. Axelrod donne quatre conseils assez judicieux :
- Ne pas être envieux.
- Ne pas être le premier à faire cavalier seul.
- Pratiquer la réciprocité dans la coopération comme dans la défection.
- Ne pas être trop malin.
Le premier indique qu’on ne doit pas vouloir dominer le monde et même pas ses voisins. Le deuxième, qu’on doit respecter les accords et chercher toujours la collaboration avec les autres nations. Le troisième qu’il faut rendre ce qu’on vous donne en bien ou en mal et la quatrième qu’il vaut mieux ne pas trop finasser et ne pas chercher à jour au plus malin.https://la-sociale.online/spip.php?article1251