L’aide active à mourir : le stade ultime du libéralisme culturel ?
par Nicolas Maxime
Depuis une quinzaine d’années, plusieurs situations, de Chantal Sébire à Charles Biétry, ont bouleversé l’opinion publique. Leurs témoignages poignants ont mis en lumière des situations profondément humaines, marquées par la douleur, la perte d’autonomie, et parfois un sentiment d’abandon. Par-delà l’émotion légitime que suscitent ces récits, il convient de prendre du recul sur les transformations philosophiques et politiques qu’engage le débat sur la fin de vie. “L’aide active à mourir”, souvent présentée comme un progrès, révèle en réalité une mutation profonde de nos sociétés, où le libéralisme culturel achève de dissoudre les repères anthropologiques au profit d’une société du choix absolu, y compris face à la mort.
L’euthanasie et le suicide assisté s’invitent aujourd’hui dans le débat public, en France, sous couvert de compassion et de respect des choix individuels. Pourtant, leur portée déborde largement le cadre médical : c’est toute notre vision de la vie, de la souffrance et de la liberté qui est en jeu, et avec elle, l’idée même de ce qu’une société doit fournir à ses membres en matière de soin, de solidarité et d’accompagnement.
Il s’agit désormais de revendiquer le droit de mourir à sa guise dans les conditions que l’on aura soi-même choisies. Mais derrière cette revendication en apparence progressiste se profile une conception radicalement individualiste de l’existence, où la mort elle-même devient unacte de consommation, un « choix » parmi d’autres dans un marché des possibles, au nom de lasouveraineté absolue de l’individu.
Dany-Robert Dufour a bien montré que le néolibéralisme, loin de produire des individus libres, engendre des egos soumis à un divin marché qui détruit le symbolique, le commun, le sens [1].Le progressisme contemporain, qui prétend libérer l’homme de toutes ses limites, finit par le déshumaniser.
Le “droit à la mort” comme aboutissement d’un individualisme radical
D’après Jean-Marie Brugeron, ancien haut responsable hospitalier et actuel président du Secours catholique de l’Hérault, l’instauration d’un cadre légal pour l’euthanasie ne serait rien d’autre que le prolongement naturel d’un individualisme radical façonné par l’idéologie libérale [2]. Une telle dynamique, selon lui, ne fait qu’achever le démantèlement des liens sociaux en érigeant le “droit à la mort” en nouvelle norme sociale, vidée de toute référence à la solidarité collective.
Raymond Debord analyse l’évolution des revendications contemporaines en matière de droits, en particulier celles qui relèvent d’un individualisme hédoniste et narcissique. En effet, il observe que nombre de droits revendiqués aujourd’hui ne sont plus des droits-créances comme le droit à l’éducation, à la santé, au travail — fondés sur la solidarité et la justice sociale, mais des droits particuliers et subjectifs, centrés sur l’expression de soi, la reconnaissance identitaire ou le désir personnel (ex : euthanasie, PMA, GPA, changement de sexe, etc.). Il parle même d’une inflation de revendications aux droits particuliers.
Concernant l’aide active à mourir, il illustre cela par le ’droit à la mort’ : on demande non seulement la liberté de se suicider, mais aussi l’aide de l’État pour y parvenir (via le personnelmédical, l’hôpital public). Ainsi, l’aide active à mourir, comme d’autres revendications contemporaines, illustre cette dérive où l’on en vient à demander à la société d’organiser la mort comme un service que l’on pourrait commander, mobilisant pour cela les moyens des services publics eux-mêmes.
Comme l’a démontré Jean-Claude Michéa, le libéralisme économique et le libéralisme culturel, loin d’être opposés, sont complémentaires [3]. Lorsque le premier fondel’économie de marché sur la liberté illimitée de produire et de consommer, le second construit la société autour d’un individu souverain, affranchi de toute limite physique, de toute contrainte morale, et détaché de toute tradition et de tout lien social et communautaire. En cela,la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté constitue le stade ultime du libéralisme culturel. Il ne s’agit plus seulement d’accompagner la mort, mais de revendiquer le “droit à la mort comme ultime expression de sa volonté individuelle.
L’aide active à mourir : un choix budgétaire ?
Depuis 2005, la loi Leonetti interdit l’acharnement thérapeutiqueet reconnaît le droit au ’laisser mourir’, en rendant possible une sédation profonde pour les patients en fin de vie, dans le cadre d’une démarche palliative. Cette loi, révisée en 2016, constituait un équilibre subtil entre refus de l’obstination déraisonnable et accompagnement humain de la souffrance en proposant une prise en charge médicale et éthique pour respecter la dignité du mourant.
Le projet législatif relatif à la fin de vie introduit une possibilité d’une aide active à mourir, strictement encadrée, et destinée aux personnes majeures confrontées à une maladie incurable à un stade avancé, endurant des souffrances considérées comme insupportables, et pleinement aptes à formuler un consentement libre et éclairé. D’un autre côté, l’exécutif affiche son intention de renforcer les dispositifs de soins palliatifs, notamment à travers l’ouverture de nouvelles unités dédiées en diversifiant l’offre territoriale aujourd’hui répartie de manière inégale, dans l’objectif d’offrir un accompagnement plus humain et attentif aux personnes en fin de vie.
Cependant, les soins palliatifs restent sous-dotés et leur accès très inégal, alors qu’ils soulagent efficacement la fin de vie. Et malgré les intentions affichées,les annonces de 40 milliards d’euros d’économies dans les dépenses publiques [4] interrogent sur la sincérité de l’engagement. Car les soins palliatifs sont coûteux, exigeant du personnel qualifié et du temps humain.
Dans ce contexte, l’aide active à mourir apparaît comme une option qui permettrait de rationaliser les dépenses de santé. Elle devient alors une forme de démission collective, un abandon médical et social travesti en droit nouveau. Au lieu de combattre la solitude et la souffrance des personnes en fin de vie, la société pourrait bientôt les encourager subtilement à fairele “choix’ de mourir. Une pression sociale implicite pourrait s’exercer sur les personnes âgées ou dépendantes. On peut craindre que survienne une « sélection sociale », où ceux qui coûtent deviendraient ceux qu’il serait rationnel — ou socialement acceptable — de faire disparaître.
De l’euthanasie au transhumanisme : vers un marché de la mort
Les pays ayant légalisé l’euthanasie et le suicide assisté n’ont cessé d’élargir leurs critères. Initialement limitée aux malades incurables en phase terminale, la pratique s’étend progressivement à des personnes en souffrance psychique, à des adolescents, voire à des personnes ayant tout simplement manifesté leur volonté d’en finir avec la vie. En Belgique, des mineurs ont été euthanasiés [5]. Aux Pays-Bas, un projet de loi vise à autoriser le suicide assisté à partir de 75 ans ’sans condition médicale’ [6]. Au Canada, on envisage d’y inclure les personnes souffrant de troubles mentaux [7]. On imagine sans mal les dérives totales que cela pourrait engendrer si l’aide active à mourir s’étendait à d’autres catégories de personnes. Qu’une société puisse envisager d’autoriser l’euthanasie ou le suicide assisté pour des personnes dépressives ou souffrant de stress post-traumatique, au prétexte qu’elles seraient irréversiblement atteintes,plutôt que de tout mettre en œuvre pour les accompagner vers la guérison, en dit long sur la faillite morale de notre époque.
Mais derrière la généralisation de cette nouvelle liberté, se profile l’avènement d’un véritable marché de la mort. Au Canada, l’euthanasie est déjà proposée sous forme de forfait dans des funérariums, illustrant une marchandisation croissante de l’existence humaine dans le cadre d’une société néolibérale La mort elle-même devient un nouveau champ d’accumulation capitaliste. On imagine déjà des agences spécialisées, des forfaits « fin de vie », des services personnalisés de mise à mort avec accompagnement sur-mesure.
Dans le film dystopique Soleil Vert sorti en 1973 qui montre un futur postapocalyptique où les humains ont épuisé l’essentiel des ressources naturelles, le personnage joué par Edward G. Robinson décide de mettre fin à ses jours. On le voit choisir une mort programmée dans une pièce épurée, où défilent des images de la nature disparue [8]. Cette scène est à la fois glaçante et touchante car on comprend que dans cette fiction, la mort est devenue une simple prestation marchande parmi d’autres mais aussi une échappatoire permettant aux hommes de s’extraire des horreurs de ce monde déshumanisé et sans espoir.
Ainsi, si l’on se préoccupe de l’avenir, c’est sans doute dans l’idéologie transhumanisteque cette volonté de transcender la mort atteint son paroxysme. Les défenseurs de l’humanité augmentée comme Laurent Alexandre ne veulent plus vieillir, plus souffrir, et surtout plus mourir. Ils rêvent d’immortalité, de transfert de conscience sur des serveurs haute capacité, de sauvegarde de l’âme dans le cloud – avec, pourquoi pas, tant qu’on y est, un abonnement Premium à l’éternité. C’est l’obsession des milliardaires de la Silicon Valley : contourner le vieillissement du corps, numériser le vivant, devenir des dieux…
Le philosophe Denis Collin décrit cette volonté de vivre ’au-delà’ comme un délire techno-mégalomane qui pousse à transformer le cerveau humain en machine [9]. Il évoque la start-up Nectome, fondée par deux ingénieurs du MIT, dont le projet est de récupérer les souvenirs de cerveaux décédés pour préserver l’esprit. Une petite cryogénie neuronale de confort, en somme ! Sauf que, comme le rappelle Denis Collin avec un brin de lucidité,’le silicium ne voit rien, n’entend rien et ne pourrait pas être étonné par le monde futur’. En clair : vos souvenirs sur disque dur n’auront pas d’états d’âme, ni même d’état tout court.
Ce rêve d’immortalité numérique est une impasse anthropologique. D’abord parce qu’on ne sait toujours pas très bien ce que cela signifie ’stocker les données du cerveau’, ensuite parce qu’on fait mine de croire qu’on peut contourner la mort comme on contourne une mise à jour logicielle. Le transhumanisme repose au fond sur un immense malentendu : nier ce qui nous rend humains – notre finitude, notre vulnérabilité, notre besoin des autres – au nom d’un fantasme de toute-puissance algorithmique. Une humanité débarrassée de la mort ? Peut-être. Mais aussi, et surtout, débarrassée de la condition humaine pour mieux célébrer l’avènement de l’homme machine.
Même si le texte présenté à l’Assemblée nationale peut sembler, à première vue, relativement équilibré — posant d’un côté des garde-fous éthiques, de l’autre répondant aux situations des personnes en fin de vie par l’annonce d’un renforcement des soins palliatifs — il illustre une fois de plus le fameux “en même temps” macroniste : affirmer une chose et préparer son contraire. Le gouvernement projette de réaliser des économies sur la santé, allant jusqu’à envisager un remboursement des soins selon les revenus, remettant ainsi en cause l’universalité de la Sécurité sociale. Dès lors, le prétendu renforcement des soins palliatifs relève davantage de l’incantation que de la volonté politique. Quant à l’aide active à mourir, même limitée à certains cas dans un premier temps, elle pourrait bien ouvrir une brèche en laissant à d’autres la possibilité de pousser plus loin le curseur demain.
En prétendant libérer l’individu de la souffrance, on risque de l’isoler encore davantage et de transformer la mort en une prestation marchande. Cette liberté nouvelle risque de se retourner contre les plus fragiles, ceux qui ont besoin d’assistance. Ce dont l’humanité a besoin, ce n’est pas de légaliser “le droit à la mort” mais de renforcer l’accompagnement à la fin de vie et de défendre “le choix” d’une société solidaire. Car une société qui commence par choisir la mort rejette la vie.
[1] Dany-Robert Dufour,Le divin marché : la révolution culturelle libérale, Denoël, 2007.
[2] Jean-Marie Brugeron,L’euthanasie est le dernier avatar du libéralisme philosophique et économique, La Croix, 8 mai 2024.
[3] Jean-Claude Michéa,L’Empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale, Flammarion, 2007.
[4] 40 milliards d’économies dans le budget 2026 : les pistes sur la table du gouvernement, Public Sénat, 14 avril 2025.
[5] En Belgique, l’euthanasie concerne aussi les mineurs, Europe 1, 19 mars 2024.
[6] Pays-Bas : une proposition de loi pour autoriser le suicide assisté à partir de 75 ans,Institut européen de bioéthique, 22 juillet 2020.
[7] Le Canada va légaliser l’aide médicale à mourir pour les personnes souffrant de maladies mentales,Slate, 23 octobre 2023.
[8] (99) J’aimerai mourir comme çà ! - YouTube
[9] Denis Collin,Devenir des machines : 400 ans de combat entre l’homme et la machine,Max Milo.