« La France change de régime sans changer de constitution » - Benjamin Morel
La Ve République et même le droit constitutionnel diffèrent grandement des idées reçues qui les entourent. Benjamin Morel, docteur en Sciences politiques de l’École Normale Supérieure Paris-Saclay et maître de conférences en droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas, rétablit un certain nombre de vérités dans Le nouveau régime, ou l’impossible parlementarisme (Passés composés). Il explique quelles sont les causes profondes de l’absence de majorité parlementaire actuelle. Il alerte aussi sur un risque important d’illibéralisme à l’avenir, qui ne se résume pas au danger du « populisme ».
Laurent Ottavi (Élucid) : En quoi la Ve République, avant même le résultat des élections législatives de 2024, était-elle bien différente, dans la pratique des institutions, de ce qu’elle est dans le droit ?Benjamin Morel : Dès qu’il est question de la Ve République, nous avons l’impression d’un président qui domine tout. Ce n’est pas faux en fait, en tout cas depuis 1962 et hors de période de cohabitation. Mais cela reste faux en droit ! Le président de la République n’est pas aussi puissant qu’on veut bien le dire. Dans la lettre du droit, dans le contenu de la Constitution, il l’est même moins que le Président de la IIIe République. Le Président y disposait d’un pouvoir réglementaire qui appartient, sous la Ve, au Premier ministre. Le Président de la IIIe République avait aussi la possibilité de déposer un projet de projet de loi, ce qui est l’apanage, sous la Ve, du Premier ministre à nouveau.
Le Président de la IIIe République, encore, dirigeait les armées alors que, sous la Ve, c’est le Premier ministre. J’ajoute enfin que le Président est certes chef des armées, comme le roi des Belges, mais quand il faut répondre au Parlement de l’envoi de troupes à l’étranger, l’article 35 de la Constitution dispose que c’est au gouvernement de se présenter devant la chambre, et il peut être renversé sur ce sujet.
En somme, si le Président de la République dispose de pouvoirs d’exception (le référendum, la dissolution, l’article 16), il a, en droit, un pouvoir très résiduel sur tout ce qui relève de la gestion quotidienne d’un État.
Élucid : Comment s’explique cet écart entre les faits et le droit ?Benjamin Morel : Si le Président a tant de pouvoirs désormais, c’est parce qu’il dispose d’une majorité qui dépend de lui et qui mange dans sa main. Cette situation tient essentiellement au mode de scrutin et au télescopage des élections. Celui qui gagne les élections présidentielles gagne les élections législatives qui suivent, non pas parce que les Français, comme on l’entend si souvent, « veulent donner une majorité au Président », mais parce que l’électorat de l’opposition se démobilise et que la bipolarisation de la vie politique s’est imposée depuis 1962. Or, comme nous sommes dans un régime parlementaire, le gouvernement est responsable devant le Parlement ; donc celui qui tient le Palais Bourbon tient aussi l’Élysée.
Quoi que dise le droit, l’important est comment le régime est pratiqué. Maintenant que le Président de la République n’a plus de majorité, il ne peut plus gouverner, mais il n’y a pas non plus de majorité alternative pour qu’il y ait cohabitation. Il se retrouve donc en situation d’impotence, de fragilité politique.
- « L’absence de majorité et la cohabitation faisaient partie de la norme pour les fondateurs de la Ve République. »
Si le télescopage des élections est un problème, vous contestez l’idée selon laquelle la pratique de la cohabitation et l’adoption du quinquennat auraient dénaturé la Ve République. Pour quelles raisons ?Les personnes qui se réclament de « l’esprit de la Ve République » pour mieux l’associer au fait d’avoir des majorités et un président qui dirige tout commettent une erreur historique de taille. Pour de Gaulle et Michel Debré, le mode de scrutin majoritaire à deux tours ne produisait pas de majorité absolue. Et pour cause ! Elle n’en a pas produit jusqu’à 1962, c’est-à-dire jusqu’à ce que le phénomène électoral de ricochet des élections crée un nouvel état des institutions qui n’était pas prévisible. La IIIe République, avec un même mode de scrutin, n’avait jamais produit de majorité absolue, la IVe non plus. C’était donc inimaginable. L’absence de majorité et la cohabitation faisaient donc partie de la norme pour les fondateurs de la Ve République.
La Ve République accorde des pouvoirs d’exception au Président pour qu’il puisse trancher un litige, débloquer une situation politique liée à la conjoncture. Mais le gros des pouvoirs est bel et bien, pour les fondateurs de la Ve République, à Matignon, qui est responsable devant le Parlement. Michel Debré avait en tête le modèle britannique d’un gouvernement fort et stable capable de mater le Parlement, y compris en période de cohabitation.
Pour ce qui est du quinquennat, il nous faut revenir au contexte et aux débats de l’époque. Nous avions, tout d’abord, le Président élu pour la plus longue période de toutes les sociétés occidentales, avec l’Italie et devant le Mexique. La plupart des autres pays avaient des mandats présidentiels de 4-5 ans. De plus, à l’époque, le Sénat approuve le quinquennat, mais il rejette la loi organique qui situe les élections législatives après les élections présidentielles. Cette loi consacre l’effet de ricochet dont je parlais. Elle fait de l’Assemblée nationale un pouvoir croupion entre les mains du Président.
Les sénateurs ne s’y trompent pas. Ils refusent la loi organique, car elle affaiblit leur partenaire, affaiblissant dès lors le Parlement tout entier et donc eux aussi. Le Portugal ne s’y est pas trompé, lui non plus. Il a fait exactement l’inverse de la France. Il ne peut pas y avoir d’élection législative moins de trois mois après l’élection présidentielle.
- « Le discours sur la culture politique empêche de se pencher sur la question des structures et donc du mode de scrutin. »
Vous avec cité « l’esprit des institutions ». Est-ce que cela n’a aucun fondement ? Qu’en est-il de la notion de « culture politique » ?L’esprit des institutions n’existe pas. Il peut y avoir par contre une interprétation générale des institutions, ce qu’on appelle des conventions. Elles sont des accords tacites entre acteurs et elles durent seulement, à ce titre, le temps que les acteurs ont intérêt à les voir survivre !
Il peut y avoir des éléments de culture politique structuraux. Mais la culture politique, par exemple, est un argument irrecevable quand elle est mobilisée pour soutenir que la France serait un vieux pays bonapartiste qui a besoin d’un chef et que nous serions incapables de faire des compromis contrairement aux autres nations. Chacun voit midi à sa porte. Les défenseurs de la IVe République mobilisaient la culture politique pour dire exactement le contraire aux gaullistes. Ils soutenaient que nous étions le plus vieux pays parlementaire après la Grande-Bretagne et que le fait de mettre des chefs à la tête de la République nous entraînait toujours à l’Empire.
Que ce soit en France ou ailleurs, quand vous avez un parti qui a une majorité absolue, comme l’UMP en 2007, cela n’a pas de sens de faire des coalitions ! La question est donc celle des structures. Le mode de scrutin majoritaire à deux tours rend prisonnier des alliances conçues avant le premier tour.
Si les députés socialistes ont du mal à faire des alliances avec le centre, c’est parce qu’ils ont été élus grâce à l’union de la gauche et qu’ils vont se retrouver avec un candidat LFI contre eux s’ils la quittent, perdant leur socle électoral. Le report de voix vers le centre des électeurs socialistes a été médiocre aux dernières élections ; donc cela reviendrait pour eux à se mettre sur un siège éjectable. On voit bien que c’est l’intérêt qui prime ici. Si on introduisait la proportionnelle, les socialistes auraient pu plus facilement faire alliance avec le centre et si on était dans une collectivité territoriale ils l’auraient déjà fait.
Le discours sur la culture politique conduit à une forme d’essentialisme et donc à des blocages mentaux. Cela empêche aussi et surtout de se pencher sur la question des structures, donc du mode de scrutin. Si le problème est dans les gènes, cela veut dire qu’il n’y a aucun changement de possible.
- « Sommes-nous en train de changer de régime sans changer de constitution ? La réponse est probablement oui. »
Faut-il déduire de tout ce que vous avez dit qu’un changement profond du régime de la Ve République est possible sans avoir à modifier considérablement la Constitution ?C’est toute la question du moment : est-on en train de changer de régime sans changer de constitution ? La réponse est probablement oui. Tout dépend de ce qu’on appelle « régime politique ». Si l’on considère qu’un régime politique est un fonctionnement régulier et répété des institutions, en l’occurrence le vieux fonctionnement du régime qui remonte à 1962 avec un président qui tient une majorité qui obéit, alors il n’existe plus.
Pourquoi ? Parce qu’il n’y a plus de majorité. On peut toujours penser que c’est une parenthèse, mais le plus probable est que c’est devenu structurel. À tous les étudiants en L1, on dit que « les lois de Duverger apprennent que le mode de scrutin majoritaire à deux tours entraîne la bipolarisation de la vie politique », sauf qu’aucun sociologue électoral ne soutiendra cela ! Le mode de scrutin majoritaire à deux tours ne produit pas de majorité. Il n’en a pas produit avant 1962 comme on l’a vu. Le mode de scrutin n’entraîne pas la bipolarisation, c’est la bipolarisation qui lui permet de créer des majorités.
Une tripolarisation, a minima, a remplacé la bipolarisation. Autrement dit, la prochaine élection présidentielle n’entraînera pas forcément une majorité parlementaire. Imaginons le candidat du RN élu en 2027. Il n’est pas sûr qu’il y ait une démobilisation de l’électorat du centre et de la gauche ; cela peut même être l’inverse. Si un candidat de l’arc centriste est élu, il est tout sauf évident que son électorat se sur-mobilise et les autres non, puisque cela n’a pas été le cas en 2022. Si c’est un candidat de gauche qui est élu, l’électorat RN pourrait très bien voter comme un seul homme au second tour pour empêcher une majorité absolue.
Ce que je décris là n’a rien de nouveau. La IIIe République a connu à peu près le même phénomène. À partir des années 1920, elle n’avait plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était à la fin du XIXe siècle, car la sociologie électorale avait entre-temps changé en profondeur. Nous étions passés de grands groupes de notables à des partis plus structurés, plus disciplinés, ce qui avait changé le fonctionnement général du régime. On peut toujours rêver aux bonnes vieilles années 1880 quand on est en 1930, ou aux années 1960 quand on est en 2025, mais elles ne reviendront pas.
Est-ce pour cela que la VIe République, selon vous, ne doit être « ni un totem ni un tabou » ?La IVe République est une IIIe République recodifiée et la Ve République est une IVe République amendée. On aurait pu prendre tout un tas de réformes qui étaient déjà dans les tuyaux de la IVe pour la faire évoluer. C’était notamment le plan de Pierre-Mendès France. La IVe n’aurait alors pas été très différente de ce qu’est la Ve République. Il y aurait peut-être eu moins de pouvoirs présidentiels, mais il y aurait eu autant de pouvoirs gouvernementaux.
Les Constitutions modernes se ressemblent à peu près toutes, car le droit est une horlogerie extrêmement complexe et fortement affectée par le système politique. Si vous faites une réforme constitutionnelle, vous ne savez pas ce que cela va produire. Réécrire une Constitution du sol au plafond est même la garantie que rien ne ressemblera à ce que vous escomptiez ! Nous avons vu à quel point la sociologie politique influence le fonctionnement des institutions et cela est très imprévisible.
Il y a donc un avantage à partir d’un texte que l’on connaît. On peut avoir de grandes modifications sans changer la Constitution. Changer le mode de scrutin implique seulement une loi ordinaire et cela change à peu près tout au fonctionnement des institutions. Le Portugal, l’Autriche et la Finlande ont un président élu au suffrage universel direct et ils ont un président classique avec peu de pouvoirs dans un régime parlementaire qui comporte la proportionnelle.
Si vous souhaitez davantage de référendums, par exemple, il suffit de modifier l’alinéa 3 de l’article 11 pour établir un référendum d’initiative citoyenne très ouvert. L’article 89 permet, lui, de faire du référendum la seule manière de changer la Constitution, en supprimant la voie du Congrès. Vous passez ainsi d’un régime parlementaire ultra-présidentialisé à un régime parlementaire avec une grande dose de démocratie directe. Parler ensuite de Ve ou de VIe République n’est, ensuite, pas une question constitutionnelle, c’est une question de marketing dont je ne nie pas l’importance, car il faut habiller une réforme.
- « Contrairement à une idée reçue, nous avons le Parlement le plus rapide après la Hongrie, qui a une seule chambre et Orbán au pouvoir. »
S’ajoute une difficulté nouvelle par rapport au précédent de la IIIe République dont vous avez parlé : l’amateurisme de nombreux députés. Comment se manifeste-t-elle et à quoi est-elle due ?L’amateurisme politique s’est développé à la conjonction de plusieurs facteurs. D’un côté, le fait que les partis se soient structurés en écuries présidentielles les a exemptés de vrais programmes législatifs. Ils se sont arrêtés de penser, s’en remettant aux think thanks. D’un autre côté, il n’y a plus de formations politiques très fortes. Le RPR ou le PC venaient vous chercher à la sortie du lycée, vous formaient dans les jeunesses du parti, faisaient de vous un élu local, puis vous montiez les échelons jusqu’à devenir député. Vous connaissiez donc le métier politique.
Parlementaire est un métier, autrement dit cela implique une praxis. Une grande partie n’est malheureusement plus à la hauteur. Ce n’était pas grave quand le gouvernement assumait de la tête et des épaules le soin de légiférer, quand des textes étaient concoctés dans les cabinets ministériels. Il y avait bien quelques tensions, mais ça finissait bien généralement. Par contre, quand le pouvoir revient au Parlement, c’est un problème.
De plus, comme on n’attendait pas d’un député qu’il légifère, on n’a pas donné au Parlement les moyens de légiférer. Cela commence par donner du temps pour nourrir les propositions de loi et leurs examens. Nous faisons trop de lois et nous les faisons trop mal. Contrairement à une idée reçue, là encore, nous avons le Parlement le plus rapide après la Hongrie, qui a une seule chambre et Orbán au pouvoir. Or, une loi mal faite donne du pouvoir à ceux qui ne sont pas élus et doivent l’interpréter (les membres de l’administration qui vont prendre des décrets d’application, les juges). Elle implique aussi… l’écriture d’autres lois pour compenser, et ainsi la bête nourrit la bête !
La deuxième ressource dont a besoin le Parlement est fondamentalement impopulaire. C’est de l’argent ou en tout cas des moyens techniques. Un parlementaire français est une TPE à côté de son homologue américain et une PME à côté de son homologue allemand. Au Bundestag, le parlementaire a beaucoup plus de moyens pour avoir des attachés parlementaires, des collaborateurs de groupes et des moyens d’expertise qui permettent de tenir la dragée haute au gouvernement, qui a de son côté toute la superstructure administrative derrière lui.
Pour toutes ces raisons, le Parlement est affaibli et il n’a d’ailleurs jamais vraiment cherché à se réarmer. Il joue mal son rôle de contrôle et d’initiative. Faute de marges de manœuvre, il se retrouve à faire des propositions de loi sur des sujets anecdotiques au lieu de propositions de lois fondamentales.
- « L'article 16 est une bombe entre les mains du Président de la République. »
En quoi la situation actuelle que vous avez résumée est-elle porteuse d’un risque illibéral, ce qui constitue toute une partie de votre livre ? Quelles formes peut-il prendre ?Un régime bloqué, qui ne produit pas de majorité, risque de voir un leader maximo-populiste prendre tout le pouvoir. La Constitution de la Ve République est probablement la plus propice à créer un tel scénario.
Ce n’est pas le seul danger illibéral toutefois. Dans le cas de blocage, un Président de la République peut finir par gouverner en dehors des institutions. Il y a des ordonnances pour arriver à gouverner sans budget. On peut avoir un gouvernement, donc, qui tombe à cause du budget et qui l’exécute quand même. Cela s’appelle la fin du parlementarisme !
L’article 16 de la Constitution permet d’accorder au Président de la République une sorte de dictature à la romaine sans qu’il n’y ait aucun contrôle, ni sur son déclenchement ni même sur la sortie de cet article 16. C’est donc une bombe entre les mains du Président de la République.
Certains ont appelé Emmanuel Macron à s’en saisir pour reprendre la main. C’est fondamentalement dangereux. L’article 16 a été créé pour pouvoir réagir si les pouvoirs publics ne parvenaient pas à se réunir et qu’en gros, une armée étrangère menaçait d’entrer dans Paris ! De Gaulle avait constaté que l’État n’avait pas été capable de répondre présent en 1940 et il avait donc imaginé une disposition qui devait permettre le fonctionnement de l’État malgré tout dans un contexte d’effondrement. L’article 16 n’a rien à faire avec le vote d’un budget. Au demeurant, l’Espagne a vécu pendant deux ans sans budget sans que personne ne songe à suspendre la démocratie.Ce risque d’illibéralisme de l’intérieur, plus pernicieux, nous pend de plus en plus au nez.https://elucid.media/politique/la-france-change-de-regime-sans-changer-de-constitution-benjamin-morel?mc_ts=crises